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9- Comment définir la « souveraineté » à laquelle Roger Vailland aspirait ?

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« L’irrespect exige beaucoup de grandeur d’âme. Alors il donne naissance à l’esprit libre, la plus haute expression de l’homme. Mais sans grandeur d’âme l’irrespect n’aboutit qu’à la friponnerie. »

La souveraineté selon Vailland est une « morale athée. (1)  » Elle s’exerce d’abord vis-à-vis de soi. Elle exige en toute chose le refus de la croyance et du préjugé, l’exercice de la raison, le détachement de soi d’avec soi, l’affranchissement de la passion. Avec autrui doit s’instaurer un rapport de souverain à souverain.

En 1947, à la faveur d’un voyage de trois mois en Égypte, après dix-huit ans d’esclavage morphinique, Vailland se débarrasse définitivement de la drogue. En même temps il se débarrasse d’Andrée Blavette, sa première épouse qu’il a initiée à la drogue et qu’il aime d’amour-passion depuis 1936. Il ne sera plus l’esclave de personne.

Deux ans plus tard il rencontre Lisina Naldi, Élisabeth, qui partagera sa vie jusqu’à la fin. L’amour, comme la révolution, est à inventer. Les rapports du couple ne doivent pas être ceux de la passion qui dégrade, mais de la liberté réciproque et reconnue. L’amour, comme l’érotisme, implique des acteurs égaux en souveraineté, respectueux l’un de l’autre. L’union doit être basée sur l’estime. Avec Élisabeth, ce sera le règne de l’amour-plaisir, celui du couple souverain.

Au début de leur vie commune il écrit à son aimée : « Mes conditions personnelles de bonheur sont tellement simples : toi près de moi, notre vie réglée des Allymes, écrire, et de temps en temps une nuit passée à boire et à converser avec des êtres jeunes et bienveillants. Mais nous sommes tous les deux des humains de notre temps et même les Allymes perdraient toute signification et le bonheur s’en irait si nous n’étions pas à la place juste dans la bagarre de notre temps. »

La recherche personnelle du bonheur est indissociable de la recherche collective  du bonheur : « Quand le monde sera enfin au stade du communisme, l’homme sera tellement en possession de lui-même qu’il sera libertin, apte à tous les plaisirs, c’est-à-dire souverain ». Et la recherche collective du bonheur est indissociable de la recherche personnelle du bonheur. Avec Pierre Courtade et Claude Roy, Vailland proclame : « N’oubliez pas la recherche des plaisirs et du bonheur personnel, camarades, c’est aussi pour cela que nous sommes communistes. »

Quand l’espoir du communisme s’effondre pour Vailland, l’ambition du bonheur laisse place à l’art de vivre. Il écrit La Fête, le moins politique de ses romans. Il fait le bilan de sa vie : « Je ne suis pas un homme qui accepte, qui se morfond, pour qui la torpeur succède au sommeil, l’amertume à la ferveur, qui reste dans. Je suis un homme qui va à. » Mais où aller ? Sa souveraineté devient une caricature dès lors qu’elle est cantonnée à la sphère privée. Entre deux livres il se noie dans l’alcool, les filles, il s’ennuie. Élisabeth le tient debout.

Le 30 avril 1964, dans son interview par Hubert Juin dans Les Lettres françaises au moment de la sortie de La Truite, son dernier roman, Vailland déclare : « J’entends par souverain le souverain de soi. Ce qui implique une réflexion, un mûrissement et un équilibre entre soi et la société, ce qui, au passage, est impossible dans une société de lutte des classes. »

En 1951, dans « Des orchidées et des licornes », un article pour La Tribune des Nations, Vailland avait décrit son image idéale d’une société sans classes :« J’ai rêvé des bergères devenues reines en train de jouer sur les terrasses de Boroboudour, et c’étaient bien des reines que je voyais, chacune aussi singulière que seule la reine pouvait être, autant de variétés, d’espèces, de familles, de genres de reines qu’il y a de créatures humaines, des reines aussi différentes des reines du passé que la licorne de tous les animaux sauvages et domestiques, connus ou inconnus, créés ou imaginés. » L’absolue singularité de l’individu dans la société, une société composée d’êtres libres et souverains, où nul ne domine autrui, tel était le rêve de Vailland.

(1) Franck Delorieux : Roger Vailland, libertinage et lutte des classes, Le Temps des Cerises, 2007